Une brise fraiche vient effleurer l’extrémité de ma truffe. Je suis seul, seul dans ma tanière. Je me sens misérable, vulnérable. Mais tous ceux que j’ai aimé, tous ceux que j’ai chéris, sont morts et enterrés. Je suis seul. Seul contre le monde entier, seul aujourd’hui et à jamais. Le vent m’apporte les effluves que je connais maintenant comme si je les avais créés. Ce sont les odeurs de chacun des membres de ma meute. Seul ? Oui. Mais seul, à la tête d’une meute entière. Seul dans ma vie, seul dans ma meute. Et pourtant, leurs vies à tous dépendent de moi. Un mot de ma gueule, et chacun de ces loups part au combat. Un mot de ma gueule, et je les envoie tous au suicide si cela me chante. Evidemment, jamais je n’aurais cette idée. Je ne suis pas pour la guerre et je n’enverrai jamais mes loups dans un tel carnage. Mais lui, en moi, il ne rêve que de ça. Il sait combien ils sont derrière nous et il crève littéralement d’envie de nous mener tous vers la Mort. Pas pour le plaisir de nous envoyer tous en Enfer. Non, ce qu’il veut lui, c’est combattre la Mort elle-même. Il se croit supérieur à elle, comme un Dieu ou je ne sais trop quoi. Il pense que devant nous, elle ploierait et se soumettrait. Et c’est ce qu’il veut. Il veut la soumettre à notre puissance, il veut la voir couchée devant nous, à nos pattes. Il veut jouir de toute la puissance que nous avons acquise au fil des années, en prenant les innombrables vies que nous avons volées.

Ce que je veux ? Qu’il disparaisse. A jamais. J’en rêve, plus que de n’importe quoi d’autre. Parce que tant qu’il sera là, je ne pourrais m’entourer de personne. Ou alors, que de mes ennemis. Et oui, je suis un meurtrier. Un assassin comme il en existe si peu, que personne ne sait où ils se cachent et qui est leur prochaine victime. Je suis un sanguinaire, un tyran, un monstre. Moi ? Non. Lui. Le Tourmenteur. Et par conséquent, moi, en fait.

Alors que le vent se lève doucement sur le territoire Saphir, le redresse ma tête rousse pour scruter la forêt de mon regard d’acier. Je ne vois rien, rien de suspect, rien d’inquiétant. Mais où est véritablement le danger ? Ici-même en réalité. Il est là, tout près. Tapi dans le plus sombre recoin de mon esprit. Camouflé par mes plus beaux souvenirs, maintenu prisonnier par ma volonté. Le problème ? C’est justement ma volonté. Si elle ne faiblira jamais, je la sens tout de même qui s’oppresse. Il s’impatiente, devient plus fort chaque jour. Il me combat en permanence et si je perds un millième de ma volonté, il rompra ses liens et me détruira, lentement, douloureusement. Il faut que je ne neutralise. Vite. Mais grâce à mes druides, j’ai dans l’espoir de le faire disparaître définitivement, un jour… Lorsque j’aurais suffisamment confiance en l’un d’eux pour me confier, leur expliquer… C’est encore un peu tôt.

Tranquillement, je me lève et sort de ma tanière. Il est encore trop tôt pour que je croise quelqu’un, mais ce n’est pas grave. Je n’ai plus envie de dormir. J’ai besoin de marcher pour me changer les idées. Je veux seulement me dégourdir les pattes pour m’occuper et me revigorer un tant soit peu. J’aime la nuit, bien plus que quiconque. J’aime l’ombre, la noirceur des arbres, la pâle lueur de la Lune que j’admire tant depuis toujours. J’aime tout ce qui se passe dès que le Soleil s’est enfin couché.

Lentement, volontairement à la traîne, j’avance entre les grands arbres de mon territoire. Mon si beau territoire. J’écoute les bruissements du vent dans les feuilles, les galopades des rongeurs camouflés sous les arbustes, les herbivores qui détalent à mon approche. Ici je suis le Roi. Tous me craignent, tous me fuient. J’aime cette sensation de puissance, cet esprit de grandeur. J’aime me/

Qu’est-ce c’est ? Ces bruits, ces coups ? Quelqu’un se bat ? Sur mes terres ? Sans m’avoir informé de la présence d’un ennemi ? Mais ce ne sont pas des grondements de colère, ce ne sont pas des bruits de mouvements brusques, des claquements de mâchoires contre la chair. Non, ce sont toutes autres choses que les sons caractéristiques d’un combat lupin.

En trottinant, je me dirige vers l’origine de ces bruits étranges. Il faut que je découvre ce que c’est. En premier lieu je ne suis pas plus inquiet que cela. Je vais aller à l’encontre de ces sons inconnus, je les comprendrais et ils ne seront plus une menace. Mais alors que les échos s’intensifient autour de moi, une odeur vient emplir mes narines et me fait doucement paniquer. Du sang. J’ignore ce qu’il se passe, mais l’un des miens est blessé. Je ne laisserai pas passer une telle chose. Mes pattes puissantes accélèrent naturellement leur allure et je fini par galoper pleines balles. Il faut que je l’aide. Ce Saphir est en danger et je ne permettrais pas une telle chose. Si l’odeur du sang m’excite et donne à mon autre personnalité plus de puissance pour me combattre, les effluves de Saphirs gonflent ma volonté à bloc et rien ne peut m’atteindre. Pas même le Démon caché en moi. Rien. Je suis leur Alpha et je ne laisserais personne, encore moins moi-même, faire du mal à l’un d’eux.

Enfin je la trouve. Elle est seule, tout comme moi. Seule contre elle-même, tout comme moi. Elle souffre, mais pas seulement physiquement. Je le sais, je le sens, je compatis. Elle se fait payer ce qu’elle endure mentalement, mais à quel prix… Sans perdre une once de ma vitesse, je lui rentre dedans par le flanc. Il faut que je l’arrête, et elle semble déterminée à se détruire ici. Alors ma seule chance de la raisonner est ma violence et ma force. Je lui rentre dedans, nous valsons et atterrissons ensemble. Je ne lui laisse pas le temps de se relever, sinon elle repartira aussitôt vers le suicide auquel elle s’est condamnée. Elle est en sang, j’ai mal de la voir dans un tel état. Elle est des miens et je l’ai laissé agoniser tout ce temps, sans me rendre compte qu’elle allait mal. Il faut que je prenne mes responsabilités maintenant. Je l’immobilise et je la fixe dans les yeux. Ma voix, implorante, sincère, résonne entre les arbres.

- Calmes-toi, s’il te plait calmes-toi. Je suis désolé. Vraiment désolé.

J’ignore si elle comprendra pourquoi je m’excuse, mais il faut que je le fasse. C’est ma faute si elle est dans un tel état. J’aurais dû apprendre à tous les connaitre depuis longtemps, et alors j’aurais vu qu’elle n’allait pas bien. Alors, j’aurais peut-être pu l’aider. Au lieu de ça, je la trouve ici, acharnée contre un être qui la réduira en miette sans même esquisser le moindre mouvement. Se battre contre un arbre, un véritable esprit suicidaire. Mais pour quelle raison souffre-t-elle autant ? Je ne désire que la comprendre, et l’aider. Je ne veux que son bien. Elle est des miens. Je veux la protéger. A tout prix.