Cette journée débuta fort bien ma fois. Je me levai de la bonne patte, rempli de détermination et de rage de vaincre ! J'étais bien décidé de profiter à fond de ce jour, comme s'il s'agissait de mes derniers moments sur cette Terre. Je dis cela sur le ton de l'ironie mais qui sait... Le rang de garde n'est pas forcément de tout repos. Nous devons faire face à tous types de loup et même tenter l'impossible pour les dégager du territoire. Vous comprenez que nous ne sommes jamais à l'abri de nous prendre des coups de crocs ou bien des jurons. Il faut être préparé à toutes les alternatives. Je peux vous prévenir dès maintenant, je possède une patience très limitée. J'accepte volontiers de discuter mais j'interdis à quiconque de jouer les caïds avec moi. Ce sera pour moi un véritable plaisir de le remettre en place. Je ne me vante pas en vous affirmant que je peux me montrer très créatif quand le devoir m'y oblige. Donc, je partis ce matin, après avoir grignoté un petit quelque chose dans la réserve, surveiller ma parcelle de frontière. Je rôdais, le sourire sur le visage, profitant de l'air doux que pouvait offrir la rosée matinale. J'inspirai profondément ; une paix et un calme intérieur régnaient en moi. Une silhouette se pointa à quelques mètres de moi. Sûrement un Solitaire. Je le pourchassai, crocs en évidence, pour le faire déguerpir du territoire.

Il était fin et rapide. Bien plus fin que moi c'est certain mais plus rapide, c'était moins certain. Notre course dura au moins dix minutes, même si je n'aurais parié que deux ou trois petites minutes. Je finis par le rattraper et la question fut réglée en quelques coups de crocs au derrière. L'animal détala à toute allure, à l'exact opposé des terres Opales. Je souriais à pleine bouche, satisfait et fier d'avoir botté les fesses de cet impertinent. Qu'il ne revienne pas ! Je m'assis quelques instants afin de reprendre mon souffle. Je pense que mon léger manque d'endurance vient de ma forte corpulence. Les autres membres de la meute sont plus élancés et plus " sportifs " que moi mais, je ne suis pas pour autant complexé. Je refuse d'être comme tous les autres ! Oui, pardonnez-moi, je sais très bien que ceci n'est pas l'ordre du jour. Je remarquai, en jetant un coup aux alentours, que je m'étais quelque peu éloigné de mon territoire. J'avais couru jusqu'ici mais impossible de reconnaître les lieux. Voilà une situation très problématique... Ah ! Qu'est-ce que j'entends ? On dirait une petite cascade. Aucun autre bruit ne me parvenait donc, je pris mes pattes à mon coup et trottinai vers la chute. Oui oui en trottinant, cela ne me fera pas de mal. Le bruit se faisait plus assourdissant, lorsque je sortis mon regard jaunâtre des buissons. La voilà cette cascade. Je restai quelques secondes à observer la beauté de ce lieu. Les très jolis reflets bleutés tombant les uns après les autres du haut de ce torrent me plaisaient beaucoup. Bleuté... Il me semble qu'une terre appartenant à une meute s'intitulait la cascade bleuté. Bleu, Saphir. Je devais sûrement me trouver chez les Saphirs. Il va falloir que je travaille mon sens de l'orientation. Je marchais vers la cascade et aperçus, allongé sur un rocher, un loup de couleur clair qui semblait bercé par le bruissement des flots. Mais je ne trouvais pas qu'il avait la grande forme sur son visage. Impulsif comme je suis, je ne pus m'empêcher de l'aborder.

- Vous allez bien l'ami ?

J'inclinai un peu ma tête noir sur le côté, observant le loup au parfum tellement différent du mien. Il portait la marque d'une autre meute sur lui, probablement celle des Saphirs puisque nous sommes chez eux.

Pauvre loup... Il avait l'air totalement dévasté. Il faisait une sacré tête d'enterrement, une belle tête d'enterrement. Je me demandais bien ce qui le ruinait à ce point. D'habitude, je ne me préoccupais pas de l'état et des angoisses des autres loups mais cette fois-ci, j'étais très touché et attristé par la mine piteuse que peut faire ce grisou. Pourtant, d'après ce que j'ai pu comprendre, en échangeant avec mes compagnons les Opales, la meute Saphir n'avait pas subi de problèmes particuliers, ni de pertes graves. Bien au contraire, le nouvel Alpha avait pris du service et tout le monde retrouvait ses petites habitudes d'entant, à l'époque où leur meute était dirigée par des dominants sérieux et braves. Je n'étais pas présent lors de cette période mais j'ai eu de nombreux échos de la part de mes confrères plus âgés et plus expérimentés. Comment s'appelle-t-il ce nouveau dominant ? Je me souviens que ça commence par un D. Attendez un peu, le temps que je réfléchisse un petit peu. Ah ça y est ! Je le tiens ! Il s'appelle Daeron. Il avait été choisi pour mener la meute il y a de cela peu de temps et pourtant, la situation des Saphirs semblait très bonne. Le bruit des alliances rôdant de plus en plus parmi les rangs, je me demandai de plus en plus si nos supérieurs envisageaient une possible alliance avec la meute bleue. Je l'ignore encore à ce jour.

Revenons à notre pauvre loup triste. En tenant compte de tout ce que je venais de vous relater, je ne compris pas vraiment ce qui le rendait aussi triste. Quand sa meute a une bonne situation et fonctionne convenablement, on ne peut que s'estimer heureux. A moins qu'il n'ait des soucis personnels avec des connaissances ou avec sa famille ? C'est possible. Je préfère jouer cartes sur table ; pour moi, la famille est une véritable absurdité. Cela ne sert à rien, à part vous faire du mal. Quand les autres me parlent de leurs familles, leurs parents, une seule question me vient à l'esprit : A quoi vous servent-ils ? Je doutai que de l'amour règne entre des parents et leurs enfants. Pour moi, ce n'est qu'une tache dont vous choisissez ou non de vous charger. Certains ne tolèreraient pas que je tienne de tels propos mais, c'est ainsi que je vois les choses et je doute que cela changera. J'inclinai la tête sur la côté lorsqu'il m'adressa la parole sans pour autant détacher mon regard de sa personne. Je choisis de répondre à sa première question.

- Disons que je me suis égaré.

Je plissai mes yeux jaunâtres en attendant la suite de sa phrase mais elle ne vint pas. Dis donc, il devait en avoir gros sur le cœur le pauvre loup bleu. Mon visage était fermé mais un soupçon de pitié l'éclaircit. D'une voix tremblotante, je poursuis après lui.

* Le pauvre, il a vraiment l'air effondré. *

J'ignorai ce qui pouvait le toucher à ce point. Peut être un soucis de grade qu'il aurait perdu ou bien un proche égaré... Je ne sais pas. C'est alors qu'il me tomba dessus et ne semblait pas chercher à se relever. Je fus plus étonné que gêné à vrai dire. Je m'exclamai.

- Ça va aller ?!

Je gardai mon regard posé sur le Saphir, n'osant pas bouger d'un pouce.

Comment réagir ? Comment répondre à une telle attitude ? Je l'ignorai car je n'avais jamais été confronté à une pareille situation. Aucun loup n'avait été aussi tactile et aussi proche de moi. Corps contre corps, fourrure entremêlées... Tout ça m'était inconnu jusqu'à lors. Mais, je pouvais sentir toute sa chaleur à travers mon pelage, j'écoutais le rythme de sa respiration, le moindre battement de cœur résonnait également dans mes entrailles. Les secondes passaient et semblaient éternelles. Je ne pouvais faire autrement que de me concentrer sur cette intense chaleur qui se dégager de ce loup qui semblait totalement désunis. Ses membres étaient complètement lâches, il n'était plus qu'une poupée de chiffon blanche, perdue au milieu de ma fourrure noire. Sa chaleur corporelle m'envahissait et je ne pus m'empêcher de combler ce silence.

- Tu es brûlant.

L'écoulement de la cascade n'était plus qu'un bruit de fond, un bruit sourd à peine audible à mes oreilles. Le souffle du loup ne faisait qu'un avec le mien et nos deux cœurs, battants à la chamade, effaçait tout ce qui pouvait se passer autour de nous. Il n'y avait plus de cascade, plus de rocher, plus de bruit, de vent, rien. Juste nous deux, collés l'un contre l'autre. Mes yeux se fermèrent petit à petit, tellement cette situation improbable et inhabituelle me faisait du bien. A l'instant où il releva la tête pour s'adresser à moi, mes yeux s'ouvrirent, scrutant son visage. Il avait de petits yeux, soulignés par des cernes, de petits yeux bleus clairs qui transportaient toute la fatigue que son corps pouvait contenir. Cette fatigue était si intense, à croire qu'il était prêt à s'effondrer à chaque clignement d'yeux. Mais sous cet épouvantable épuisement, je décelais un certain charme. Un pauvre garçon triste, usé par la fatigue mais au visage mignon. Il voulait dormir... contre moi ? Un sentiment d'embarras monta en moi mais comment pouvais-je renoncer à ce visage tendre ?

- Euh et bien... oui.

A peine avais-je bégayé cette petite réponse, que le mâle mit sa douce tête encore chaude contre la mienne. Là encore, je ne savais pas bien comment réagir. Il ne m'était jamais rien arrivé d'équivalent. Alors, pour ne pas gâcher ce moment, je gardai le silence et le laissa faire. Je fermai de nouveau les yeux, apaisé par son doux touché. Sa douce fourrure contre la mienne, son souffle reposant me faisaient du bien. Je souris, satisfait par cette situation peu commune. Puis, il s'allongea tout doucement sur mes pattes. J'ouvris légèrement les yeux et suivis sa descente du regard. Il était vraiment épuisé, à croire qu'il fléchissait sous le poids de l'épuisement. Je croisai son regard bleuté qui m'aspira. Je plongeai au fond de ses deux billes claires, une fois de plus, ne m'intéressant qu'à son souffle que je pouvais ressentir dans mes pattes. Un sourire chaleureux vint de mon visage, ne quittant pas le doux loup fatigué des yeux.