Tes pattes frappaient avec énergie le sol sec et sablonneux. Quelques brins d'herbes étaient sortis, parsemant ce terrai de sable de touches vertes ternes. L’œil sans pupille du soleil frappait de ses chauds rayons ta fourrure encore clairsemée de quelques taches noires. Tu remerciais silencieusement le Temps de t'avoir fait perde ton pelage d'ébène afin de le remplacer par une toison moins poivre que sel. Bien bâti, ne souffrant pas encore de la vieillesse, tu ne faisais pas ton âge. Dans ta neuvième année, tu espérais encore profiter de ton charisme légendaire - le nombre de tes descendants en témoignait - afin de trouver des femelles. Ce sera uniquement, lorsque même ton regard bleu anthracite moucheté d'or sera inefficace pour t'accorder les bonnes faveurs des louves, que tu banniras la gent féminine de ton conscient, subconscient, langage et, autant que faire se peut, de ta mémoire.

Cet espoir éphémère te torturait tout autant que ce souvenir d'elle. elle, qui, avait eu confiance en toi. Celle que tu avais juré de protéger, quel qu'en soit le prix. Celle, qui, malgré tes promesses, avait été emportée par un mal contre lequel tu étais tout bonnement impuissant. Mais, surtout, celle que tu avais aimée et, bien que cet amour fut brisé, il en restait de douloureux morceaux éparses.

La chaleur se faisait écrasante, à présent. Mais, tu savais où tu te dirigeais et tu ne tarderais pas à trouver une source où te rafraîchir. Après tout, c'était la troisième fois que tu ralliais ces terres. Terres qui, avaient changées récemment. Mais, peu importe. Toujours en déplacement, la monotonie te déplaisait particulièrement et les possibles nouveautés t'attiraient. Aussi, dès qu'étaient parvenues d'étranges rumeurs sur Temporal à tes oreilles, tu t'étais mis en route. Cela faisait depuis ce matin que tu t'étais engagé dans cette étendue désertique, et ton pelage commençait à peser sérieusement sur tes larges épaules. Heureusement, dépassant une dune de sable dont la couleur semblait être rouge, tu vis le fin horizon se teinter de vert. Ainsi, tu y étais. Après de longues heures, voilà que tu percevais enfin la raison de ta venue. Et, qui sait ? La louve que tu avais fréquentée et à qui tu avais imposé une portée de trois louveteaux était toujours là ? Ou, peut-être même rencontrerais-tu tes enfants ?

Après trois longues années, te voilà de nouveau. Certainement, t'avais-t-on déjà oublié, comme tu l'avais si rapidement fait lorsque toi-même tu étais parti. Tes coussinets s'enfoncèrent un peu plus dans le sable, alors que tu t'immobilisais. Puis, sans tergiverser plus longtemps, tu repris ton trot constant. Trybal était de retour. Pour le meilleur. Ainsi que le pire.

Une ombre s'était profilée à l'horizon et avait rapidement pris la forme d'une louve foncée. Chose étrange, tu ne vis pas de suite cette rencontre comme bénéfique : être seul t'avais plu et pouvoir profiter de cette solitude quelques temps de plus, tu eus beau le souhaiter, rien n'y fit, la femelle s'approchait inexorablement. Les grains de sable s’infiltraient toujours autant entre tes coussinets, mais, tu avais fini par t'y faire, à cette sensation désagréable. L'air toujours lourd et étouffant commençait tout juste à te faire haleter, et, tu profitais de l'excuse que te conférait la louve pour t'arrêter et t'éviter, encore, quelques minutes de course en plus. Ta carrure large finit par ralentir, passant d'un trot allongé au pas, pour finir par t'arrêter. Ta soif asséchait maintenant ta gorge, et, tu prias pour que ton arrivée ne tarde pas trop, que tu puisses ainsi aller te désaltérer en tout quiétude. Assoiffé, quelque peu haletant, tu manquais à ton image de tombeur. Mais, qu'importe. Tu venais de loin et, à ton âge, peu auraient réussis à se porter si loin en si peu de temps.

Il ne devait rester que quelques mètres entre vous deux lorsque tu daignas enfin adresser la parole à cette femelle inconnue, la saluant d'un mouvement de tête fatigué. Tu évitais d'utiliser tes cordes vocales, certain qu'elles feraient siffler en un crissement désagréable ta gorge. Au lieu de ça, tu observas un instant la louve devant toi : élancée, traits fins et féminins. Peut-être, que, finalement, cette rencontre s'annonçait bien. Ayant retrouvé tes manières de gentleman, tu haussais un sourcil et répondis favorablement à la requête de la louve :

Tu avais pour habitude de ne pas offrir aux autres ce qui t'étais précieux. Aussi, t'étais-tu fait surnommer The Falcon, trouvant ce pseudonyme suffisamment correct pour te l'attribuer. De plus, tu vouais une certaine déférence à ce qui venait du ciel. Non les crottes de ces volatiles écervelés, mais, tout venait d'en haut. Avec l'âge, les superstitions entendues venaient à se réaliser, venaient à être réellement comprises. On se rendait compte que tout changeait, que le monde avançait et que, et oui, même sans toi, il avancerait tout de même. Tu auras beau croire le contraire, la raison te rattraperait - que ce soit à ton dernier souffle ou même après - et te ferait réaliser à quel point tu avais été aveugle et borné de te croire indispensable pour certains. Tout le monde est remplaçable. Tôt ou tard, on finit par oublier, passer à autre chose. La vérité est que tu es seul, mais, au lieu de te confronter à cette dernière, tu préfères fuir. Fuir dans les bas fonds et les méandres de ton esprit qui finirait envahi par la solitude et la folie d'un vieux loup acariâtre. Tu finirais seul et, même si tu tentais de te voiler la face, il t'arrivait de songer, comme tous ceux de ta race. Tu souhaitais retrouver cette âme perdue, celle à qui tu avais voulu donne ton cœur. Tu avais tellement tenu à le lui tendre, aspirant enfin à ce que, secrètement, tu voulais, qu'elle était partie. Tu avais promis de La protéger, mais, un mal plus puissant s'était emparé d'Elle. Delphes n'était plus, alors que toi oui. Pour qu'Elle reste, tu avais remué Ciel et Terre. Avais conquis plus d'un territoire afin de trouver des guérisseurs. Pour qu'Elle reste, tu avais sorti le meilleur de toi-même. Mais, rien n'y avait fait. Pas même pour tes enfants, tu te serais laissé aller à de tels actes. Pour qu’Elle reste, tu avais revu à la baisse les valeurs les plus chères selon toi. Ton orgueil et tes principes en avaient pris un coup. Pourtant, rien n'avait pu éviter cette perte incommensurable, brûlant toujours ton cœur, des années plus tard. Rien n'avait pu La sauver, pas même tes promesses. Et que tu te souviennes d'Elle ne changeait rien, Elle t'avait déjà oublié. Rien n'est irremplaçable, et sûrement pas toi. Cette évidence t'étais venue un beau matin, des mois après la mort de Celle que tu avais choisie. Dès lors, tu avais bel et bien décidé de noyer ton chagrin, ton vide intérieur dans les débauches que la vie pouvait encore t'offrir. Pas même une réelle consolation, puisque aucune, selon toi, ne pouvait te faire redécouvrir des sensations que tu avais tenu à oublier. Enfin... Te revoilà sur Temporal. Et, apparemment, une de ses charmantes habitantes était venue à ta rencontre. Décidant de changer de registre, rayant la nostalgie et le passé momentanément de ton esprit, tu te laissas aller à penser que Temporal avait toujours été un repaire à belles louves. Cela ne semblait pas avoir changé.

Le soleil continuait de darder ses furieux rayons sur ton pelage délavé et n'en épargnait pas plus la femelle en face de toi. la possibilité qu'elle puisse être venue ici de son plein gré t’effleura, avant de songer que ce n'était certainement pas le cas. Qui aimait être malmener de la sorte par la chaleur ? Qui, apparemment, était tout à fait évitable en pénétrant au cœur de Temporal...

Tu aurais pu - ou du - continuer ton chemin, tracer ta route et enfin atteindre ton but sans prêter plus d'attention que nécessaire à cette femelle. Pourquoi s'être arrêté ? A quoi bon discuter de la pluie pour l'instant inexistante et de ce maudit beau temps ? Beau temps qui, non seulement devenait lourd à supporter, mais qui semblait ne faire que s'accroître au fil des minutes. Des secondes, même. Tu sentais tes muscles se tétaniser, immobilisés brusquement par cet arrêt volontaire, ils te faisaient à présent payer pour le rythme soutenu que tu leur avaient imposé depuis plusieurs heures. Tiraillé par tes cuisses, tu songeas que tu n'étais plus fait pour ce genre de péripétie sauvage et qu'il te faudrait bientôt stopper ce comportement de "vieux jeune" si tu ne tenais pas à claquer de suite. Te tirant de tes réflexion sur les désagréments divers qu'occasionnait la vieillesse, la louve brune te révéla son nom. Vrai ? Faux ? Elle aussi s'était-elle surnommé ? Et, si tel était le cas, pour quelles raisons ? Toi, par exemple, tu étais bien plus connu par ton pseudonyme que par ton nom que tu disais officiel. Il est vrai que tu t'étais renommé toi-même, trouvant un rapport singulier entre ta balafre et Trybal. Ta vie de bandit, tu l'avais menée en signant tes méfaits par "The Falcon". Un être insaisissable et pourtant si fragile. Ce dernier point, personne n'avait fait le rapprochement avec toi. Et, c'était bien mieux ainsi. Car, quelle aurait été ta réputation de brigand si un de tes compagnons de route avait fait le rapprochement ? Jamais tu n'aurais atteint l’apogée d'une réputation ténébreuse et particulièrement cruelle. Elle t'avait posé la question. D'où venais-tu?

- Un peu de partout. Je voyage tout le temps.

Tu étais trop fatigué pour prétendre à ton ton envoûtant habituel et simuler une voix qui n'étais pas la tienne. C'est donc avec une intonation rauque que tu t'es adressé à la femelle. Mais, bien que la politesse étant de mise avec la gent féminine, tu n'eus pas la force - ou peut-être l'envie - de lui poser la question en retour.

Elle se lança dans une seconde phrase. Tu te retins de rigoler. Cette attitude avenante et calculatrice était typique des Druides. Ces derniers ne semblaient remplir uniquement les meutes de Temporal, étant donné que nulle part ailleurs tu n'en avais croisés. Cela ne voulait certes pas dire qu'ils n'existaient pas... Elle semblait sincèrement inquiète pour toi, et, cette fois, tu ne pus refouler un rire grave qui t'emportas jusqu'à laisser ton museau pointer le ciel de son bout sombre. Alors comme ça, elle s'inquiétait de ta santé ? Tu n'avais pas connu cela depuis... La mort de Delphes. Un pincement douloureux, que le temps n'avait soulagé en rien, comprima ta poitrine et tu dus te concentrer afin de ne pas suffoquer et brusquement relâcher le rire qui venait de se terminer à l'instant. Ah... Même si Delphes était dans le couloir de la Mort, cette femelle était si attentionnée qu'elle ne se préoccupait que de toi. Bichonné que tu étais, cette affabilité avait disparue depuis des années. Elle avait cessé de vivre. Ta louve était partie, et, bien que tu ais tout tenté, elle ne reviendrait pas. A présent certain, tu arpentais encore et toujours, inlassablement, ces terres désertes ou peuplées. La seule chose qui t'avait retenue ici-même, en cas bas monde, était la perspective de décevoir Delphes. Elle aurait certainement voulu que tu ne te laisses pas abattre, mais que tu avances la tête haute, fier et imposant. Aussi, tu étais reparti. Sur les routes, comme d'antan. Mais, ce n'était plus pareil. Tu avais goûté à l'amour mais on te l'avait brutalement arraché.

Vous marchiez côte à côte, vous rapprochant inexorablement de ton propre but. Et, sans doute tu te séparerais d'elle et de sa compagnie quelque peu joviale afin de continuer de ton propre côté. Les courbes et les couleurs des forêts marquant la fin de ce désert aride au climat de plus en plus pesant ne se trouvaient qu'à un ou deux kilomètres, tu arriverais facilement à te retenir de t'écrouler jusque-là. Les membres grinçants, haletant le moins possible, tu dépensais la majeure partie de ton énergie à paraître encore vif et vigoureux. Mais, tu savais aussi que les Druides avaient l'oeil pour ça, et, si cette louve était bel et bien ce qu'elle laissait supposer être, tu serais alors bien rapidement démasqué. Cependant, fallait-il au moins tenter le tout pour le tout. Une inégalité du sol te fit pourtant trébucher et tu ne dus ton honneur sauf qu'à tes réflexes - bien qu'émoussés - toujours aussi utiles. Tenant absolument à reprendre contenance, tu redressas vivement la tête et plantas ton regard bleu anthracite moucheté d'or dans ses yeux :