Gladiatore crut tout d'abord qu'Arès savait. Il semblait la scruter avec insistance, la sonder. Rien de plus ne pouvait la mettre mal à l'aise. Tant de choses se bousculaient en elle, que la louve ne savait plus où se mettre. Un instant, elle allait tout lui avouer. Mieux valait qu'elle le devance, au lieu de le voir la critiquer, la blâmer, la sermonner. Ou la prendre en pitié.

Arès avait gagné en prestance : devenu imposant - encore plus qu'avant - et avait changé. Ses yeux... Gladiatore connaissait cette lueur malveillante. Celle de la soif de sang. Arès était revenu des terres du Nord. Mais à quel prix ? Avait-il ôté la vie à tellement de loups qu'il en avait pris goût ? Son pelage, plus épais, s'éclaircissait à certaines endroits. Là où, la louve, imaginait bon nombre de balafres dont le Solitaire avait souffert. Mais, en était ressorti plus fort. Et cruel, apparemment. Comment, autrement, qualifier son retour ? Son départ, Gladiatore n'en connaissait pas les raisons. Mais, elle respectait son choix. Si cela avait été pour quelque chose à quoi il tenait... L'Emeraude ne pouvait que l'appuyer.

Le froid commençait lentement à étreindre Gladiatore. Bien que l'hiver soit lentement en train de céder la place à l'été, les nuits restaient fraîches. Surtout lorsqu'elles étaient pluvieuses. Le ciel fonçait lentement, laissant la lune monter en son centre, lentement mais sûrement.

Des Terres Rubis, la lune paraissait parfois rouge. Quoi de plus normal, lorsqu'on regarde son reflet, dans le Lac de sang ? Lasse de cette vision, la louvarde s'était levée et avait entreprit une sortie nocturne. En effet, Oblivion n'aimait déjà pas les Rubis. Leur constant acharnement à se rabaisser parmi, leurs luttes au pouvoir dans le dos de l'Alpha, ces caractères coincés et hargneux, les grondements et les glapissements de douleur, la jeune loupiote en avait marre. Elle se sentait plus adulte que le plus âgé des loups Rouges qu'elle avait put voir. A cette pensée, ses muscles se tendirent et elle fit un effort pour ne pas hurler son mécontentement. Il lui fallait accomplir sa mission, celle qu'elle s'était fixée. Sans remords, ni arrières-pensées. Tel un robot conscient et doué de réflexion. Il ne fallait rien lâcher, tenir jusqu'au bout, si on tenait à atteindre son but. Cela, Oblivion l'avait compris bien tôt. Alors qu'elle avait entendu les rumeurs sur son père et sa mère, la manière dont ce premier avait violenté cette dernière... Répugnant. De plus, il se permettait de folâtrer avec une autre louve. Des autres louves.

Le dégoût et l'incompréhension hantaient cette petite âme, trop jeune pour percevoir toutes les notions des actes commis, toutes les couches. Elle les interprétait à sa manière, alors. Impuissante face à ce que sa mère avait subit, elle se sentait redevable dans ce malheur. Ayant gardé tout ceci pour elle, Oblivion avait bien eu l'intention de venger sa mère. Elle l'a toujours, d'ailleurs.
A présent, la loupiote foulait de ses petites pattes les Terres Libres. Elle voulait relier les Rubis aux Émeraudes, retrouver sa mère pour quelques instants. Sa mère qu'elle ne connaissait que si peu, cette dernière se faisant tellement discrète et mystérieuse. Sauf lorsque la protection de la meute reposait en partie sur ses épaules, là, Gladiatore n'hésitait pas à sortir de ses habitudes. Pour le peu de fois que sa fille l'avait vue à l'oeuvre, celle qui avait tout fait pour réintégrer son grade était impressionnante. Bien qu'un mâle puisse l'être d'autant plus, cela n'enlevait rien en la crainte qu'Oblivion ressentait lorsqu'elle croisait le regard ombrageux de sa propre génitrice. Néanmoins, cette dernière avait beau exceller en affrontements, elle ne se débrouillait absolument pas avec des petits. Comme avec les adultes. Lorsqu'il s'agissait de parler, s'ouvrir, la louve grise ne pouvait que mal réagir. Se bloquer, se raidir, se fermer aux autres au lieu du contraire.

La pluie tombait à flot, ici. Véritable déluge. La fourrure trempée, Oblivion s'apprêtait à longer une partie du Désert, prenant sa limite comme oint de repère, afin de retrouver les vallées luxuriantes des Émeraudes. Y croiserait-elle un autre loup ? Non, encore mieux.
Une odeur qu'elle aurait pu reconnaître entre toutes lui assaillit le museau. Sa mère.

Presque aussitôt, un hurlement fin et aigu parvint aux oreilles de la Protectrice Émeraude. Elle n'avait pas eu le temps de répondre à la question du mâle, et c'est tant mieux.
Avec un frémissement, l'instinct maternel prenant le dessus, la mère se tourna en direction de l'appel poussé par sa fille, tournant dos à Arès. Les oreilles dressées, pointées vers l'avant, la Protectrice attendit un instant avant de rejeter la tête en arrières et de pousser, à son tour, un long hurlement. Plus grave et confiant, il amènerait Oblivion jusqu'ici. Effectivement, la mère percevait chacun de ses petits différemment et arrivait à déduire qui était dans les parages ou non, qui nécessitait de l'aide ou non, qui était en danger ou non. Alors que pour d'autres, chacun de leur appel était indissociable, Gladiatore arrivait à trancher et savait qui utilisait telle ou telle intonation. Toutes sortes de différences dont elle ne prendrait même pas la peine de prêter attention en temps normal. Oblivion avait simplement lancé un appel, une question : Ou est-tu, maman ?

Gladiatore ne s'y faisait pas. Ne s'y ferait jamais, certainement. Mais, faisait avec. Comment, sinon ? Ce statut... Il ne lui allait pas. Mais, c'est quelque chose que l'on obtenait, pas avec qui on naissait. Et, la louve devait encore le comprendre.

Alors que la louve reportait son regard sur la forêt environnante, scrutant l'obscurité à la recherche d'une petite ombre qui avançait laborieusement, elle reprit conscience du mâle à ses côtés. Avec lenteur, elle lui refit face.

- Il est temps que je te présentes... Oblivion. Ma fille. Il y a Athos et Amber, aussi. Ainsi que Zan. J'ai décidé de m'en séparer, ou, ils ont décidé de rejoindre leur père, chez les Rubis. Elle arrive.

Effectivement, la louvarde s'était mise à galoper dès qu'elle avait perçu le ton maternel. Avec le sentiment de voler, la loupiote tapait furtivement le sol de ses pattes. Le souffle quelque peu court, l'allure maladroite, elle finit par arriver sur la petite clairière où se trouvait sa mère. Ainsi qu'un autre loup. Oblivion se stoppa tout net. Qui était ce grand mâle ? Avec ce regard brûlant et cette haute stature ? Cet air si peu amène, et qui, pourtant, ne lui causait aucune frayeur ?

Ce ton, enfantin et innocent, impliquait une lourde question. Qui c'est ? Qui c'est, ce grand loup ? Qui c'est pour toi ?
Gladiatore le perçu, mais, décida d'en faire abstraction. Avec un grondement très léger, elle quitta Arès des yeux et tourna la tête vers sa progéniture :

Ce ton, confiant et assuré, impliquait un avertissement. Tiens ta langue, Oblivion. Tiens ta langue sinon ça risque de mal se passer. Tiens ta langue, car même moi, je ne reconnais plus ce loup.
Oblivion ne le perçut pas, trop jeune pour ce faire. Timidement, elle rejoignit sa mère et se frotta contre ses antérieurs, de manière à se rassurer et à se réconforter. Tant de sentiments se bousculaient en Oblivion. Tantôt elle tenait à lui dire à quel point elle lui manquait, elle voulait aussi lui parler des Rubis, leur comportement. A quel point elle s'y sentait mal, même après quelques jours. Elle voulait lui parler de Typhon, aussi. De son père. Mais, la Rubis était aussi occupée à examiner ce loup. Presque aussi ardemment que Gladiatore le faisait.

Comment prendrait-il la nouvelle ? Comprendrait-il ? S'en prendrait-il à Oblivion ? Oserait-il ?! A cette possibilité, Gladiatore fit glisser sa fille jusqu'à ses flancs, dans son ombre, et se mit un peu plus en travers, de sorte à faire barrière entre Arès et elle. La Protectrice ne reconnaissait pas le mâle. Celui avec qui elle avait partagé quelque chose de bien plus fort que les combats, celui avec qui elle avait parlé et même rit. Son regard brûlant se faisait plus douloureux. Oblivion, elle, penchait la tête afin de toiser ce loup étrange, avec qui sa mère semblait entretenir un lien. Un compagnon ?
Une joie s'empara de la petite louvarde, alors qu'elle restait en place auprès de sa mère : cette dernière aurait un mâle, dans sa vie ? Savait-il ce qui s'était passé ? L'épaulait-il ? Serait-ce grâce à lui qu'elle a surmonté cette épreuve, qu'Oblivion qualifiait comme tout bonnement horrible ?
Alors qu'elle avait été incapable de protéger sa mère, en fait, elle ne pouvait rien faire. Elle n'était pas encore née. Alors même qu'elle était le fruit de cet acte odieux, elle s'en voulait. Après tout, Oblivion ne serait pas là, sa mère n'aurait pas souffert, Dans ce cas, cela n'aurait pas été sa mère. En tout cas, la loupiote se savait non voulue. Tout comme ses frères et sa sœur. Mais, elle se demandait tout de même si ces derniers s'en rendaient compte. Sa part de maturité pouvait être intéressante, mais, cela restait un fardeau. Aussi, se rendait-elle compte de l'ébranlement de sa mère lorsque cette dernière avait les petits à sa charge. Mais, Oblivion savait, le sentait, que Gladiatore donnerait tout pour les protéger. Et, la loupiote n'était consciente que de la moitié dont la mère pourrait faire, ou sacrifier, pour protéger sa progéniture. A laquelle elle semblait si distante et cependant si attachée...
La voix d'Oblivion s'éleva à nouveau, plongeant ses yeux marrons dans ceux de feu d'Arès, elle demanda :

Pas le moins du monde timide, la loupiote avait finit par sortir de sa cachette imposée, déjouant la protection maternelle, et s'était approchée du loup. Gladiatore, restant silencieuse afin de ne pas effrayer sa fille qui lui tournait le dos, afficha un air agressif. Rien qu'un avertissement pour Arès. Car, il suffisait qu'il ne fasse qu'un pas de travers en sa direction, et la louve lui sauterait à la gorge. Sans même réfléchir.

Oblivion, quant à elle, penchait la tête, curieuse et en pleine observation. Tous les détails s’emmagasinant dans son esprit, les expressions du mâle, les multitudes d'émotions dans son regard. Tout resterait gravé.

Gladiatore s'assit, son air agressif avait disparu dès le ton, plus confiant, de sa fille. La voir approcher le grand mâle, cette petite ombre frêle et brisée si facilement avancer vers une véritable machine à tuer n'était pas évident à maîtriser. Et pourtant, elle décida de lui faire confiance. Suivant la direction que prenait le museau d'Oblivion, elle observa elle aussi le Solitaire. Effectivement, il y avait du vrai, dans ce que la petite disait. Et, la franchise de sa fille la fit sourire.

Regardant affectueusement Oblivion qui avait tourné la tête vers sa mère, Gladiatore afficha un sourire, tout en réprimant la petite pour sa naïveté : jamais détourner les yeux d'un danger. Puis, alors que sa fille tentait de faire ses propres déductions, elle la rappela vers elle. Toisant Arès un instant, elle attendit une réaction. Avec crainte, c'est vrai. Et si il décidait de ne plus vouloir voir Gladiatore ? S'il prenait ces petits êtres issus des propres entrailles de la louve comme une trahison ? S'il se trompait et ne tenait pas à savoir la vérité ? S'il serait si aveuglé par ce sentiment, amer et froid qu'est la trahison, qu'il ne tiendrait même plus à apercevoir la Protectrice ?
Elle avait tant de choses à lui dire, mais pas en présence de sa fille ou l'un de ses autres petits. Ni même en présence de son Alpha, pas même si on le lui ordonnait. Il fallait qu'Arès sache. Parce que ce secret était trop lourd à porter, impossible à oublier. Un véritable poids, qu, de jour en jour, enfonçait un peu plus la louve sombre avec lui.

HRP: