Un long soupire d’agacement s’échappe de ma gueule entrouverte, laissant passer mon haleine chaude dans cet univers encore refroidis et endormi par l’hiver. Le froid n’est plus aussi mordant qu’il y a quelques semaines, mais il est toujours bel et bien présent et ne nous épargne pas pour autant. Comme chaque année, seuls les loups les plus adaptés sauront survivre à l’hiver. J’en ferai partie, cette année encore.
Alors que je m’étire au sortir de ma tanière, mes pensées vont à mon frère, que je n’ai revu qu’une seule fois depuis que nous avons tous les deux quitté notre meute natale. Daeron était, durant cette réunion, un loup différent. Mais mieux que personne, je connais mon frère. Et j’ai vu dans ses yeux qu’il était tourmenté. Cela paraît étrange, quand j’y pense. Le Tourmenteur, tourmenté. Mais tout cela m’apparait désormais, avec le recul, comme une évidence. Sans le moindre doute, Daeron a de nouvelles responsabilités. Et je sais que tout cela le travaille. Mon frère a toujours été un loup à part, dans tous les sens du terme. Pourtant je parvenais, nous parvenions tous, à lire en lui. Notre fratrie est quelque chose d’unique au monde. Nous sommes proches les uns des autres alors même que nous sommes tous extrêmement différents.
Mais Daeron était sans aucun doute le plus unique de tous. Avec sa robe et sa… Maladie… Il était réellement le plus différent. Pourtant nous l’aimions tous de la même façon, et mes frères et moi ne faisions aucune différence. La meute était un autre problème. Daeron semblait un danger pour eux, ils en avaient peur et la plupart cherchait en permanence à l’éviter sur tout le territoire de notre meute.
Si mon frère n’en laissait rien paraître, il s’est toujours senti blessé et frustré de ne pas avoir ces contacts avec notre famille, que nous avions tous, mes autres frères et moi.
Gardant en tête qu’il me faudrait le revoir au plus vite, je partais d’un air boudeur vers le territoire de sa meute. Après tout, quel meilleur moyen pour croiser un Alpha, que d’entrer sur ses terres ? De plus, je connaissais mon frère mieux que quiconque, il serait sans aucun doute le premier à m’accueillir comme il se doit à l’entrée de ses terres.
Un moment plus tard, j’arrivais devant une cascade magnifique, dont la surface du lac était gelée. Je reniflais les alentour à la recherche des effluves musquées de mon frère, lorsqu’un choc sourd me fit dresser les oreilles. Il se passait quelque chose.
Tout ce passa en une fraction de seconde et je n’eus pas même le temps de comprendre l’enchaînement des évènements. Le contact fut brutal et douloureux, son poids m’écrasa contre la glace. Lorsque je rouvrais en grand mes yeux, je constatais que je n’étais plus sur la terre ferme mais bien au milieu du lac, en fragile équilibre sur la glace fine qui recouvrait l’étang.
Une espèce de loup clair sans être blanc se trouvait à mes pattes aux côtés d’un lapin mort avec une allure bien misérable. Sa tête n’avait carrément plus la forme d’un crâne et je me demandais rapidement de quelle façon il avait tué cette pauvre bête pour la laisser dans un tel état. Aussi brusquement qu’il m’était rentré dedans, le mâle s’agrippa à moi comme si la situation était normale et sa réaction, logique. Dans un grondement de surprise je le détaillais sans comprendre avant qu’il ne m’adresse la parole d’une voix paniquée.
- Ramènes-nous à la berge ! Si ça craque… L’eau est glacée !!
Un long soupire s’échappa de ma gorge.
- Lèves-toi, crétin.
Tout comme notre rencontre, la suite fut tout aussi brutale. J’ignorerais encore longtemps ce qui me passait alors par la tête. Lorsque la glace craqua autour de nous, un sentiment particulier m’envahit et se conforta à l’instant où le regard du loup plongea dans le mien dans une ultime détresse.
De nouveaux craquements nous annoncèrent les fissures qui se créaient sur la glace, autour de nous. D’un violent coup de mes puissantes pattes j’envoyais le mâle à plusieurs mètres, m’aidant de mon propre poids que je reportais sur lui pour lui donner plus de force et de vitesse et ainsi, lui permettre d’atteindre la berge. Moins d’une seconde suffit à ce que tout soit terminé. Je regardais le mâle glisser sur le lac comme si tout se déroulait au ralentit. Mon regard ne le quittait pas et le sien, complètement figé dans le mien, restait inerte et paniqué. Lorsque son corps s’arrêta définitivement sur la berge, en sécurité, la glace céda sous mon poids et je sentais la violente douleur de l’eau gelée sur ma peau, frigorifiée.
Je ressentis la douleur de la morsure, la violence de ma noyade, la panique dans son regard. Alors que je coulais avec le cadavre du lagomorphe, je revoyais le meurtre de mon jumeau se dérouler devant mes yeux. La brûlure dans mes poumons me ramena à la réalité et je rouvrais les yeux, sous l’eau. Dans un geste déterminé, je battais des pattes.
Je devais remonter au plus vite ou j’allais mourir la dessous, lorsque la glace aurait de nouveau durcit sur la surface de l’eau.
Quelques instants après, ma tête ressortait de l’eau dans un grand splash et je nageais comme je pouvais jusqu’à la berge. Le mâle était resté planté là, interdit et paniqué. Mon regard encore farouche de ce que j’avais mentalement revécu contre mon gré, je remontais sur la terre ferme et restais moi aussi immobile un moment, cherchant à reprendre mon souffle et mes esprit.
Qu’est-ce qui m’avait pris de sauver un parfait inconnu ? N’aurais-je pas mieux fait de bondir agilement sur le bord pour le laisser crever tout seul ? J’ignorais ce qu’avait été cet instant qui m’avait poussé à agir aussi vite, mais je lui en voulais de m’avoir fait revivre un tel moment. Comme si mes rêves ne suffisaient pas à me faire souffrir, il fallait maintenant que les loups s’y mettent !
Je le toisais en silence, respirant lamentablement tout comme lui. Alors qu’aucun de ses poils n’avaient la moindre trace d’humidité et que j’étais complètement trempée, il semblait plus choqué encore que moi-même. J’ignorais ce qu’avais pu vivre ce loup en rapport avec l’eau, mais quoi que ce fut il devait malgré tout avoir un tempérament fragile et peu sûr de lui. Comment expliquer sinon, qu’il soit aussi terrorisé alors qu’il n’avait rien ?